mardi 28 février 2012

Écrire le voyage en Chine, par Hui Zhui (thèse 2011)


Dans « Écrire le voyage en Chine (1840-1939). Poétique et altérité », thèse de doctorat préparée sous la direction du Professeur Didier Alexandre et soutenue le 8 décembre 2011 à l’Université Paris IV, Hui Zhu a proposé d’analyser l’écriture du voyage telle qu’elle est pratiquée par un ensemble de treize auteurs, allant du père Huc qui arriva en Chine au milieu du XIXe siècle à Ella Maillart qui traversa la Chine d’Est en Ouest un siècle plus tard. Victor Segalen occupe une place importante parmi les auteurs étudiés et plusieurs chapitres lui sont consacrés.

Dans la partie de la thèse (2ème partie) qui s’interroge sur le type de relation que l’auteur conçoit à l’égard de son lectorat, l’écriture d’Équipée est qualifiée d’écriture personnelle, par opposition à l’écriture communicative, opposition argumentée dans un chapitre intitulé «Deux perspectives et deux écritures». L’analyse met en évidence que la synthétisation de la logique spatio-temporelle, l’exclusion du compagnon de voyage par l’écriture, la présence d’un double jeu assuré par un double je, ainsi que le refus des moyens de séduction transmis par la tradition de la littérature du voyage constituent les principales caractéristiques de l’écriture d’Équipée.

Toujours dans la deuxième partie de la thèse, l’étape 9 d’Équipée, «LE FLEUVE DISPUTE À LA MONTAGNE», fait l’objet d’une analyse détaillée  consacré à l’intertextualité, dans un chapitre intitulé «Segalen et Hourst : les rapides du Yang-tseu». À partir des notes que Segalen consigne dans Briques et tuiles d’une part et du Grand Fleuve d’autre part, l’analyse expose les indices permettant de postuler l’hypothèse selon laquelle Dans les Rapides du fleuve d’Émile Hourst, récit publié en 1904, pourrait être un intertexte de l’étape 9 d’Équipée, et plus précisément de l’écriture du franchissement des rapides du Yang-tseu. L’analyse se poursuit en mettant face à face ces deux textes. Plusieurs liens intertextuels se révèlent et corroborent l’hypothèse. Le vocabulaire technique de Hourst est repris par Segalen à travers une médiation esthétique qui vise à ériger le moment de crise du fleuve en crise de la vie. Trois spécificités techniques de la navigation relatées par Hourst sont empruntées et réécrites par Segalen qui exploite leur valeur symbolique et poétique en les intégrant à trois moments clefs de l’épisode de la descente du rapide d’Équipée : il s’agit de la description du point de non-retour du rapide, celle de la neutralisation de la vitesse de l’embarcation et celle de la manœuvre dite paradoxale. Le personnage du je ou du « maître européen » d’Équipée, présenté comme un pilote improvisé et surtout doué d’une intuition inattendue, constitue la figure symbolique de l’accord. C’est également celui qui sait lire les signes : les mouvements d’eau lui sont compréhensibles grâce à l’organe de communication, le sao. Ce personnage segalénien constitue une figure magnifiée du personnage du pilote anglais, Plant, décrit par Hourst comme le «merveilleux manœuvrier» et le premier pilote européen qui ait jamais conquis les rapides du Yang-tseu. L’analyse conclut que la lecture de Hourst a permis à Segalen de récolter un matériau poétique potentiel que ne lui a pas fourni l’expérience directe. Ce matériau, refondu dans le ressenti personnel des expériences de terrain et intégré dans la poétique et l'imaginaire d’une écriture de voyage propre à Segalen, donne lieu à ce moment de plénitude où le monde des mots de l’écrivain s’unit au monde substantiel du marinier.

Il est à nouveau question d’Équipée dans la troisième partie de la thèse, consacrée à l’exotisme et à l’altérité. En évoquant Segalen avec Claudel et Michaux dans un même chapitre, intitulé «L’exotisme comme lointain intérieur», l’analyse tente de saisir les spécificités de l’exotisme segalénien en mettant en regard Connaissance de l’Est et Un Barbare en Asie. Chez ces trois auteurs, l’Autre n’est pas appréhendé à partir de son paraître, mais saisi de l’intérieur. Segalen partage avec Claudel cette attention aiguë accordée à l’essentiel et au fondamental, avec Michaux ce rejet de l’exotisme conventionnel et cet anoblissement du faible («le faible divers») et du banal («le quotidien»). Le regard de l’exote et le regard du Barbare, à la fois brefs et volontairement naïfs, sont toujours en quête du regard de l’Autre et permettent de restaurer cette distance si indispensable pour faire le chemin qui mène de soi à soi en faisant le tour du monde.

La réflexion sur l’exotisme et l’altérité se prolonge ensuite autour de deux thématiques : le blanc de la carte et l’autre langagier. Le chapitre « Le blanc symbolique et allégorique » est consacré à l’étape 20 «L’AVANT-MONDE ET L’ARRIÈRE-MONDE» d’Équipée, étape énigmatique et particulièrement foisonnante de significations, qui demande aux lecteurs de situer son interprétation sur plusieurs plans. La réflexion s’organise en quatre temps. Elle démontre d’abord qu’autour de la thématique du pays blanc sur la carte, Segalen met en scène de façon concomitante un voyage raconté et un voyage commenté, ce dernier établissant une distance critique à l’égard du récit de voyage lui-même. Puis, sur le plan de la création poétique, la réflexion vise à mettre en évidence que la plongée dans le blanc constitue une allégorie du dévoiement. Celui-ci se définit à la fois comme un instant clef de la découverte du blanc de la carte et comme un procédé de l’écriture. La réflexion se poursuit ensuite sur une autre fonction allégorique du pays blanc qui consiste à donner corps à l’exotisme dans le temps et à l’exotisme à l’envers. Enfin, la réflexion porte sur les divers enjeux de la réécriture d’un conte taoïste que Segalen a intégrée dans la thématique du blanc de la carte.

Dans la thématique de l’autre langagier, Équipée occupe une importante place au chapitre «La présence du parler de l’autre dans le langage du même». À partir du constat que des mots chinois, tels que mafou, coolie, li et sao, fréquemment employés sous la plume de voyageurs, forment des îlots d’étrangeté qui sont néanmoins rendus compréhensibles pour le lecteur français, la réflexion s’interroge sur les techniques de transcription et sur les significations de ces mots chinois qui, dans le texte français, acquièrent souvent de nouvelles connotations, voire des valeurs symboliques que leur propre étymologie ignore.
(Texte de Hui Zhu).

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