dimanche 15 avril 2012

Bovarysme et tragique (Colette Camelin)

Jules de Gaultier

Colette Camelin vient de publier un article dans le numéro 9 de LHT, la revue en ligne du site Fabula, numéro dirigé par Marielle Macé et consacré au bovarysme. L'article porte en grande partie sur Victor Segalen. Vous pouvez le lire dans son intégralité ici. En voici le résumé :

Le Bovarysme en tant que capacité à « se concevoir autre » est une tentative pour penser notre rapport au réel : soit il consiste en une aliénation qui fixe le sujet à des fantasmes et le coupe du réel (c’est ce qui arrive à Emma) ; soit, par la force de l’imagination, il dégage de nouvelles possibilités de pratiques dans le réel. Ce Bovarysme libérateur s’inscrit dans la pensée vitaliste de Bergson, c’est une puissance dynamique d’adaptation au mouvement de la vie. Jules de Gaultier insiste aussi sur la dimension esthétique empruntée à Schopenhauer : le Bovarysme devient alors le pouvoir de transformer sensations et émotions en jouissances esthétiques. L’exotisme de Segalen se réfère explicitement à Jules de Gaultier, mais il diffère du Bovarysme sur plusieurs points : il s’agit d’éprouver le choc du Divers — une secousse au contact du « bon gros réel ». De plus, le travail artistique est indissociable d’un art de vivre, l’intensité de la sensation de la jouissance esthétique. Surtout, en nietzschéen, Segalen s’écarte de l’idéalisme schopenhauerien et du Bovarysme, pour se tourner vers la pensée tragique, consistant à admettre toute réalité, si terrible soit-elle ­­— c’est ainsi que « s’exalte l’existence ». (Texte de Colette Camelin).


vendredi 16 mars 2012

Un Centre médico-social Victor-Segalen à Clichy

Segalen sans doute au T'ien-tsin Medical College vers 1910

Fin octobre 2011, le Centre Victor Segalen, Centre de Soins, d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie (CSAPA) a ouvert à Clichy (Hauts de Seine)
Ce centre médico-social est géré par l’Association de l’Hôpital Nord 92 de Villeneuve La Garenne.
Il s’adresse et reçoit toute personne concernée par un problème d’addiction (alcool, toxiques illicites, tabac, addiction sans produit, etc.)
Il est constitué de 2 pôles :
  • Pôle consultations médico-psycho-sociales
  • Pôle accueil avec activités artistiques et créatrices (théâtre, arts plastiques, écriture, musique)
Le choix du nom de Victor Segalen pour notre centre s’est imposé : résonances et correspondances entre son œuvre (et sa vie) et notre projet clinique et éthique concernant nos patients.
Voyageur, Poète, Médecin, Homme de Culture, Victor Segalen réunit sous son nom la puissance créatrice, le goût de la découverte et de l’étonnement, le désir de soigner, l’aspiration à la liberté, toutes valeurs auxquelles nous sommes attachés.
Le centre Victor Segalen a été inauguré le jeudi 15 mars à 17h
Une journée « Porte  ouverte » est prévue le jeudi 5 avril entre 9h et 18h
Centre Victor Segalen
21 rue Médéric
92600 CLICHY
Tél : 01 41 21 05 63.
Marie-Françoise Moutier

mardi 28 février 2012

Écrire le voyage en Chine, par Hui Zhui (thèse 2011)


Dans « Écrire le voyage en Chine (1840-1939). Poétique et altérité », thèse de doctorat préparée sous la direction du Professeur Didier Alexandre et soutenue le 8 décembre 2011 à l’Université Paris IV, Hui Zhu a proposé d’analyser l’écriture du voyage telle qu’elle est pratiquée par un ensemble de treize auteurs, allant du père Huc qui arriva en Chine au milieu du XIXe siècle à Ella Maillart qui traversa la Chine d’Est en Ouest un siècle plus tard. Victor Segalen occupe une place importante parmi les auteurs étudiés et plusieurs chapitres lui sont consacrés.

Dans la partie de la thèse (2ème partie) qui s’interroge sur le type de relation que l’auteur conçoit à l’égard de son lectorat, l’écriture d’Équipée est qualifiée d’écriture personnelle, par opposition à l’écriture communicative, opposition argumentée dans un chapitre intitulé «Deux perspectives et deux écritures». L’analyse met en évidence que la synthétisation de la logique spatio-temporelle, l’exclusion du compagnon de voyage par l’écriture, la présence d’un double jeu assuré par un double je, ainsi que le refus des moyens de séduction transmis par la tradition de la littérature du voyage constituent les principales caractéristiques de l’écriture d’Équipée.

Toujours dans la deuxième partie de la thèse, l’étape 9 d’Équipée, «LE FLEUVE DISPUTE À LA MONTAGNE», fait l’objet d’une analyse détaillée  consacré à l’intertextualité, dans un chapitre intitulé «Segalen et Hourst : les rapides du Yang-tseu». À partir des notes que Segalen consigne dans Briques et tuiles d’une part et du Grand Fleuve d’autre part, l’analyse expose les indices permettant de postuler l’hypothèse selon laquelle Dans les Rapides du fleuve d’Émile Hourst, récit publié en 1904, pourrait être un intertexte de l’étape 9 d’Équipée, et plus précisément de l’écriture du franchissement des rapides du Yang-tseu. L’analyse se poursuit en mettant face à face ces deux textes. Plusieurs liens intertextuels se révèlent et corroborent l’hypothèse. Le vocabulaire technique de Hourst est repris par Segalen à travers une médiation esthétique qui vise à ériger le moment de crise du fleuve en crise de la vie. Trois spécificités techniques de la navigation relatées par Hourst sont empruntées et réécrites par Segalen qui exploite leur valeur symbolique et poétique en les intégrant à trois moments clefs de l’épisode de la descente du rapide d’Équipée : il s’agit de la description du point de non-retour du rapide, celle de la neutralisation de la vitesse de l’embarcation et celle de la manœuvre dite paradoxale. Le personnage du je ou du « maître européen » d’Équipée, présenté comme un pilote improvisé et surtout doué d’une intuition inattendue, constitue la figure symbolique de l’accord. C’est également celui qui sait lire les signes : les mouvements d’eau lui sont compréhensibles grâce à l’organe de communication, le sao. Ce personnage segalénien constitue une figure magnifiée du personnage du pilote anglais, Plant, décrit par Hourst comme le «merveilleux manœuvrier» et le premier pilote européen qui ait jamais conquis les rapides du Yang-tseu. L’analyse conclut que la lecture de Hourst a permis à Segalen de récolter un matériau poétique potentiel que ne lui a pas fourni l’expérience directe. Ce matériau, refondu dans le ressenti personnel des expériences de terrain et intégré dans la poétique et l'imaginaire d’une écriture de voyage propre à Segalen, donne lieu à ce moment de plénitude où le monde des mots de l’écrivain s’unit au monde substantiel du marinier.

Il est à nouveau question d’Équipée dans la troisième partie de la thèse, consacrée à l’exotisme et à l’altérité. En évoquant Segalen avec Claudel et Michaux dans un même chapitre, intitulé «L’exotisme comme lointain intérieur», l’analyse tente de saisir les spécificités de l’exotisme segalénien en mettant en regard Connaissance de l’Est et Un Barbare en Asie. Chez ces trois auteurs, l’Autre n’est pas appréhendé à partir de son paraître, mais saisi de l’intérieur. Segalen partage avec Claudel cette attention aiguë accordée à l’essentiel et au fondamental, avec Michaux ce rejet de l’exotisme conventionnel et cet anoblissement du faible («le faible divers») et du banal («le quotidien»). Le regard de l’exote et le regard du Barbare, à la fois brefs et volontairement naïfs, sont toujours en quête du regard de l’Autre et permettent de restaurer cette distance si indispensable pour faire le chemin qui mène de soi à soi en faisant le tour du monde.

La réflexion sur l’exotisme et l’altérité se prolonge ensuite autour de deux thématiques : le blanc de la carte et l’autre langagier. Le chapitre « Le blanc symbolique et allégorique » est consacré à l’étape 20 «L’AVANT-MONDE ET L’ARRIÈRE-MONDE» d’Équipée, étape énigmatique et particulièrement foisonnante de significations, qui demande aux lecteurs de situer son interprétation sur plusieurs plans. La réflexion s’organise en quatre temps. Elle démontre d’abord qu’autour de la thématique du pays blanc sur la carte, Segalen met en scène de façon concomitante un voyage raconté et un voyage commenté, ce dernier établissant une distance critique à l’égard du récit de voyage lui-même. Puis, sur le plan de la création poétique, la réflexion vise à mettre en évidence que la plongée dans le blanc constitue une allégorie du dévoiement. Celui-ci se définit à la fois comme un instant clef de la découverte du blanc de la carte et comme un procédé de l’écriture. La réflexion se poursuit ensuite sur une autre fonction allégorique du pays blanc qui consiste à donner corps à l’exotisme dans le temps et à l’exotisme à l’envers. Enfin, la réflexion porte sur les divers enjeux de la réécriture d’un conte taoïste que Segalen a intégrée dans la thématique du blanc de la carte.

Dans la thématique de l’autre langagier, Équipée occupe une importante place au chapitre «La présence du parler de l’autre dans le langage du même». À partir du constat que des mots chinois, tels que mafou, coolie, li et sao, fréquemment employés sous la plume de voyageurs, forment des îlots d’étrangeté qui sont néanmoins rendus compréhensibles pour le lecteur français, la réflexion s’interroge sur les techniques de transcription et sur les significations de ces mots chinois qui, dans le texte français, acquièrent souvent de nouvelles connotations, voire des valeurs symboliques que leur propre étymologie ignore.
(Texte de Hui Zhu).

mardi 24 janvier 2012

Actes du colloque Le Clézio, Glissant, Segalen


Les actes du colloque qui s'est tenu à Chambéry en décembre 2010 sont à présent publiés.
Voici le texte de présentation d'un des organisateurs, Claude Cavallero :

Au cours des dernières années, l'œuvre littéraire de Le Clézio a fait l’objet de nombreuses études monographiques, lesquelles ont souvent occulté ses liens ténus avec d’autres créations contemporaines, voire plus anciennes. Ainsi de l’étonnante relation d’intertextualité observable avec les textes d’Édouard Glissant et de Victor Segalen, œuvres qui mettent systématiquement en cause les concepts d’identité et de relation à l’Autre. Segalen était à la recherche d’un nouvel exotisme, d’une ascèse du corps et de l’esprit permettant l’accès à un ailleurs transcendé. Glissant a développé une poétique de la relation où l’identité ne peut plus se concevoir à partir d’une racine unique mais à travers une prise en compte du Divers. Quant à lui, Le Clézio tire de ses séjours auprès de communautés amérindiennes une continuelle attention à des différences culturelles qui le conduisent à prendre des distances définitives avec une certaine doxa de la pensée occidentale. C’est en considérant de telles convergences qu’a germé l’idée d’un colloque universitaire dont l’objectif serait d’exhorter le lecteur à emprunter les passerelles permettant d’enrichir la lecture d’une œuvre au contact de l’autre selon l’esprit même de la poétique de Segalen nous invitant à faire reculer sans cesse les limites sémantiques apparentes des mots. Dans le contexte des nombreux métissages contemporains, il devenait urgent d’ouvrir le dialogue entre ces corpus emblématiques placés sous le signe d’une commune errance où le voyage perd sa dimension aventureuse en vue d’une quête démystifiée de l’Autre.

Sommaire
  • Avant-propos, Claude Cavallero
  • "Territoires à l'épreuve de l'Autre: de l'île du Maître-du-Jouir à l'archipel de Glissant", Colette Camelin
  • "Machine arrière", Jean-Louis Cornille
  • "L’aventure du vide: étude intertextuelle de La saison des pluies de J.-M.G. Le Clézio et de l’Essai sur l’exotisme de Victor Segalen", Amy Cartal-Falk
  • "Les avatars de la parole métisse dans Raga de J.-M.G. Le Clézio et La terre magnétique d’Édouard Glissant", Claude Cavallero
  • "Le Germe et le Rhizome: Segalen et Glissant", Jean-Pol Madou
  • "Segalen et Glissant: de la quête identitaire à l’identifiction", Karine Gros
  • "Révolutions: la mémoire comme espace de "Relation"", Martha van der Drift
  • "Le Contraire et le Semblable: de l’exotisme de Segalen À l’humanisme de Glissant", Sidi Omar Azeroual
  • "Du récif à la vague: figures de la mer chez Segalen et Le Clézio", Rachel Bouvet
  • "La nomadologie de Deleuze: point de rencontre entre Le Clézio et Glissant", Angelos Triantafyllou 
  • "Les «Équipées» de J.-M.G. Le Clézio et la déconstruction de l’aventure", Bruno Thibault
  • "Variations autour du mythe insulaire: Segalen, Le Clézio, Glissant", Bernadette Rey Mimoso-Ruiz
  • "Itinéraire exotique, francophonies insulaires, chez Le Clézio, Segalen, Glissant", Silvia Baage
  • "Segalen, Glissant, Le Clézio et l’ambiguïté insulaire", Jean-Xavier Ridon
  • "Pour une phénoménologie du voyageur du divers", Olivier Salazar-Ferrer
Vous pouvez vous procurer l'ouvrage auprès de notre diffuseur/distributeur, le Comptoir des Presses d'universités (LCDPU) à cette adresse:
Coupon d'achat à imprimer et à envoyer à FMSH-Diffusion
FMSH diffusion
18 rue Robert Schuman
94227 CHARENTON
tél. 33 1 53 48 56 30
fax 33 1 53 48 20 95

dimanche 30 octobre 2011

Ecrivains voyageurs de Laurent Maréchaux


Ce n'est pas Segalen qui est représenté sur la couverture de ce livre, publié ce mois-ci. Mais il est question de notre auteur à l'intérieur, pour quelques pages abondamment illustrées. Voici la présentation du livre par les éditions Arthaud :


Voyageurs, ils devinrent écrivains... Écrivains, ils se firent voyageurs Les uns - Loti, Conrad, Segalen ou Bouvier - partent au bout du monde pour courir après les rêves nés de leurs lectures d'enfance ; les autres - Kipling, London, Kessel ou Chatwin - prennent la route pour nourrir leurs pages blanches. Les arpenteurs d'océans - Slocum, Kavvadias ou Moitessier -, de déserts - Thesiger - et de cimes enneigées - Alexandra David-Néel - font leurs les propos de Stevenson : « Je ne voyage pas pour aller quelque part, mais pour voyager. Je voyage pour le plaisir du voyage. » Quant aux plumitifs en herbe - Cendrars, Simenon ou Gary -, ils proclament, à l'instar de Kerouac : « Écrire est mon boulot... Alors il faut que je bouge ! » Les bourlingueurs finissent, pour combler leurs poches vides, par coucher sur le papier le récit de leur périple ; les romanciers en devenir commencent par écrire, puis, quand l'imagination leur fait défaut, partent se confronter au monde pour s'en inspirer. Curieux infatigables, la plupart notent les épreuves qu'ils endurent, les rencontres qui les bouleversent et les belles histoires glanées ici ou là. Le voyage les transforme, ils décrivent leur métamorphose, cet autre qui naît en eux. De retour, ces vagabonds retracent, souvent en les magnifiant, les aventures qu'ils ont vécues. Tous - sans se préoccuper de savoir s'ils sont voyageurs avant d'être écrivains, ou l'inverse - entendent dire le monde, transmettre leur passion pour la littérature d'aventure, et inciter leurs lecteurs à boucler leur sac pour emprunter leurs pas.


mercredi 26 octobre 2011

Expositions Cernuschi et Daoulas

Exposition au musée Cernuschi, 17 septembre 2011

L'actualité récente de deux établissements culturels prestigieux, le musée Cernuschi et l'abbaye de Daoulas, a permis aux membres de l'Association de se réunir autour de Segalen.
J'invite les visiteurs de ces deux expositions, que ce soit dans le cadre de la réunion des membres de l'Association ou pas, à formuler leur appréciation et leur avis, en espérant qu'ainsi nous échangerons nos points de vue. Veuillez pour cela cliquer sur "commentaires" ci-dessous.
Exposition à l'abbaye de Daoulas, 23 octobre 2011


Dominique Vaugeois, Segalen & l’esthétique, au prisme de ses écrits sur l’art : entre critique & création.

Victor Segalen, Œuvres complètes, I. Œuvres critiques, vol. 2, Premiers écrits sur l’art (Gauguin, Moreau, Sculpture), textes établis par C. Camelin et C. van den Bergh, annotés et commentés par C. Camelin& vol. 3, Chine. La Grande Statuaire, édition critique par P. Postel, Paris : Honoré Champion, coll. « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2011, 456 p. & 760 p.


Une édition critique des œuvres complètes
La reconnaissance de l’œuvre de Victor Segalen par la communauté des chercheurs en sciences humaines, établie dans les années 1990, trouve aujourd’hui un nouveau et bel accomplissement avec une deuxième édition des Œuvres complètes1 dirigée par Philippe Postel chez Honoré Champion. Dix-huit volumes sont prévus, répartis en cinq grands ensembles : 1. les oeuvres critiques, 2. les romans, nouvelles et récits, 3. la poésie, 4. le théâtre et l'opéra, et 5. les journaux, les chroniques et les projets. Pour l'heure, deux volumes sont parus : Premiers écrits sur l'art (vol. 2 des « Œuvres critiques ») etChine. La Grande Statuaire (vol. 3 des « Œuvres critiques »)2. Pour Ph. Postel, l’esprit qui préside à cette publication est à la fois scientifique (établissement des textes selon un protocole commun aux différents livres : fidélité au manuscrit dans sa version finale/et ou intégrale et mise à disposition du lecteur des notes, variantes et documents de travail) et comparatiste (une attention toute particulière est portée à la double culture dans laquelle se place l’écrivain : française et maori, française et chinoise).
La profonde unité des textes publiés, écrits ou projetés par Segalen dans les quatorze années environ où il put se livrer à l’écriture rend délicate et toujours discutable la répartition en tomes. L’édition d’Henri Bouillier en 1995, globalement chronologique elle aussi, s’en sortait élégamment en proposant une organisation thématique en « cycles ». Le choix éditorial de l’édition Champion, ouvertement générique, offre un éclairage nouveau particulièrement sensible en ce qui concerne les volumes 2 et 3 de la section « Œuvres critiques » dont nous avons à rendre compte. Il témoigne d’une autre reconnaissance, celle de l’importance de Segalen dans le domaine de l’essai et particulièrement des écrits sur l’art et confirme en retour la pertinence de cette catégorie de texte. On aurait pu tout à fait imaginer une répartition de ces écrits entre les récits en prose et les chroniques. Or Le Maître du jouir (vol. 2), que Segalen nomme « roman » ou « épopée », fait sens dans l’ensemble que C. Camelin nomme « Premiers écrits sur l’art » mieux que dans celui des « romans, nouvelles et récits », malgré son lien profond avec Les Immémoriaux (paru en 1907, l’année des premières ébauches du « roman Gauguin »). Et la présence de Chine. La Grande Statuaire, qui occupe à lui seul le troisième volume, modifie considérablement la perception de l’ensemble critique, par son genre comme par son ampleur et son ambition.
En somme, l’édition thématique de 1995, où les textes inspirés par la découverte de Gauguin figurent dans le cycle Polynésien — de même que La Grande Statuaire appartient au cycle chinois et archéologique aux côtés de Stèles ou de Thibet —, invitait à une lecture d’un Segalen écrivain voyageur, penseur de l’autre et du divers, angle privilégié de la redécouverte du poète à la fin du xxe siècle. Sans occulter, bien au contraire, cette dimension fondamentale que l’édition critique deLa Grande Statuaire vient justement préciser, les nouveaux choix éditoriaux accentuent un autre aspect : celui de la place de Segalen dans l’histoire culturelle, artistique et philosophique, du début duxxe siècle, et d’une écriture prise entre création et critique, entre littérature et savoir.
Toutefois, malgré cette ligne éditoriale générale, les deux livres sont assez dissemblables dans l’apparat critique qu’ils proposent et finalement dans leur projet.

Segalen, gauguin : le climat d’une pensée


Le volume 2 comprend sept textes, dont six écrits entre 1903 et 1908, c’est à dire avant et pendant le premier livre publié, Les Immémoriaux, et un texte plus tardif, « Hommage à Gauguin », préface de 1916 à l’édition des lettres de Gauguin au peintre G.-D. de Monfreid. Le principe organisateur est explicitement celui de la relation de Segalen à l’œuvre et à la vie de Gauguin. L’étude sur Gustave Moreau3et la conférence sur la sculpture sont présentées dans l’introduction comme un « approfondissement des réflexions sur les beaux-arts parallèles aux textes consacrés à Gauguin » (p. 9). Si les textes réunis n’ont pas été publiés du vivant de l’auteur, comme la moitié des écrits de Segalen, le livre n’offre pas d’inédit par rapport à l’édition de 1995. Nous avons néanmoins affaire à une édition critique et la leçon des manuscrits autorise à corriger certaines coquilles perpétuées jusqu’ici dans les différentes éditions — notamment dans l’article de 1904 du Mercure de France — et qui donne accès aux très riches variantes, dossiers préparatoires, brouillons, projets, notamment pour Le Maître du jouir, texte inachevé, dont le lecteur est à même de saisir l’importance et de reconstituer le dialogue qu’il entretient avec Les Immémoriaux.
Le second apport majeur de ce volume à la nouvelle entreprise éditoriale tient à la valeur des commentaires, introduction, notices et annotations, dont le mérite est de fournir un cadre historique à la fois complet et synthétique à ces premiers écrits. La longue introduction, appuyée sur de très nombreuses références littéraire et critiques, se propose de reconstituer le contexte intellectuel de « crise des valeurs symbolistes4» et d’« orientalisme antimoderne » (p. 21) dans lequel se forme la pensée de Segalen. C’est donc un poète lecteur de La Revue blanche et du Mercure de France, de Husymans, de Nietzsche et de Jules de Gaultier dont Colette Camelin met en avant l’influence, que nous (re)découvrons. La philosophie de l’exote, sans laquelle on ne peut rien comprendre aux écrits de Segalen, y est ressaisie dans la confrontation avec d’autres notions d’époque autour desquelles s’organise avec profit la présentation : « exote, hors-la loi, dandy et surhomme », « décadence, entropie et primitivisme ». La conclusion résume bien le recadrage par l’histoire des idées qu’ambitionnent les copieux commentaires (qui n’évitent pas toujours, d’une notice à l’autre, les répétitions) :
La critique de la fin du xxe siècle a parfois un peu trop tiré Segalen vers les questions contemporaines de l’ethnocentrisme ou de l’écriture romanesques, alors que son projet consisterait plutôt à rendre « aux hommes [ses] frères », « la Valeur de la Vie ». (p. 46)
Mais autant qu’à la pensée de Segalen, c’est à celle de Gauguin que donnent accès notes et notices qui citent largement les écrits du peintre comme sa correspondance. L’usage à la fois généreux et judicieux des lettres, celles, passionnantes, de l'écrivain comme celles du peintre, est d’ailleurs l’une des ressources capitales de cette édition. « Gauguin l’intercesseur » comme le nomme C. Camelin est donc bien le héros de ce livre. La pensée de Segalen est constamment mise en dialogue avec celle du peintre qui s’inscrit dans une longue série d’artistes dont les mots et les idées autant que les œuvres ont inspiré les hommes de lettres. À cet égard, le volume constitue un apport de premier plan à la compréhension de ce qu’a pu signifier au début du xxe siècle, écrire sur la création plastique et sur les artistes au moment où naissent et se définissent les valeurs de culture et de civilisation. Au delà de la simple critique journalistique ou de salon, c’est la définition d’un champ essayiste prééminent qui est en jeu, à un moment aussi où, prolongeant les initiateurs du siècle précédent — Baudelaire et Nietzsche sur ce plan fraternisent —, l’esthétique est le lieu commun d’une pensée qui allie philosophie, anthropologie et poésie bien au-delà du domaine des « belles formes » et stimule l’inventivité littéraire. Parce qu’il rassemble et éclaire les uns par les autres ces écrits, le livre verse un élément considérable au dossier de la prose sur l’art dont Segalen illustre, aussi bien qu’Apollinaire ou Valéry, la fécondité et l’infinie variété. Chaque texte de l’ensemble Gauguin peut en outre se lire aussi comme une réécriture, une nouvelle version, une mise à l’épreuve d’un même projet qui cherche à atteindre sa forme rêvée avec Le Maître du jouir. L’important dossier génétique de ce texte invite par exemple à s’étonner à nouveau à propos d’un récit dont la filiation avec les « romans de peintres » duxixe siècle, convoquée dans la notice, n’est peut être pas si évidente, de même que s’y trouve considérablement complexifiée le relation trop vite dite gémellaire de l’auteur à son héros, de l’écrivain au peintre.
Les grandes qualités du commentaire ne vont pas sans leurs petits défauts qui n’entament en rien l’intérêt de l’ouvrage ou le sérieux du travail. Le souci louable de maintenir la référence constante à la pensée de Gauguin tout en précisant l’originalité de celle de Segalen égare parfois par trop de dialectique comparative (p. 33 de l’introduction par exemple et p. 37 38, où la comparaison apparaît un peu trop soutenue). Enfin, l’introduction s’appuie sur des études éclairantes (Antoine Compagnon pour les « antimodernes », Per Buvik pour le bovarysme de J. de Gaultier, Philippe Dagen pour le primitivisme) mais dont les concepts et les analyses s’entrechoquent parfois, mêlés aux mots du poète dans l’espace synthétique de la préface, jusqu’à risquer de devenir contestables. Il est dommage d’ailleurs que l’ouvrage de Ph. Dagen, Le Peintre, le poète, le sauvage, abondamment cité (onze occurrences), soit la seule référence d’histoire de l’art convoquée — si l’on excepte l’excellente bibliographie sur Gauguin. En effet son étude, qui ne distingue pas clairement entre art archaïque, préhistorique et primitivisme brouille parfois plus qu’il n’éclaire l’usage de ces notions dont Segalen, cité toujours judicieusement par C. Camelin, fait par ailleurs un usage très cohérent.

Une histoire vivante et passionnée de la sculpture chinoise


Le volume 3 édité par Ph. Postel, comparatiste spécialiste du domaine chinois, est d’un style tout différent. Livrant un texte unique, le commentaire se limite à une brève introduction qui reprend explicitement des analyses publiées antérieurement6. La richesse et la nouveauté ne sont donc pas dans la glose mais dans le document lui-même et ses annexes qui livrent le résultat d’un travail de longue haleine. Il ne s’agit pas tant de la réédition d’un texte assorti de ses variantes et de ses brouillons que de la première édition intégrale, fidèle, complète, du manuscrit dont le titre définitif donné par Segalen en 1918 est Chine. La grande Statuaire. L’introduction précise que le livre a été publié une première fois en 1972, aux éditions Flammarion7, grâce aux soins d’Annie Joly Segalen et du sinologue Vadime Elisseeff, auteur d’une postface ;
L’œuvre a ensuite été rééditée sans changement en 1995 par H. Bouillier […] Or le texte ainsi transmis aux lecteurs ne rend pas justice au manuscrit […]. Il est tout d’abord incomplet : non seulement il manque systématiquement la dernière partie de l’ouvrage, publiée de façon dissociée sous le titre Les Origines de la statuaire de Chine, ainsi que le texte intitulé « Orchestique des tombeaux chinois » qui figure au centre de l’ouvrage, mais il manque encore de très nombreux passages du texte […]. (p. 9)
Par ailleurs, « le texte lui-même a été retouché, parfois récrit » (p. 9), dans le « souci de transmettre un texte lisible et achevé » (p. 10). L’ambition affichée de cette réédition est alors de respecter « l’esprit même de l’ouvrage », qui n’est pas de « vulgarisation sinologique », en restituant « une œuvre de création littéraire, complexe dans sa diversité » (p. 10) et dans son inachèvement même. L’édition du manuscrit linéaire proprement dit est donc accompagnée des « Notes de lecture » et des « Notes de travail » auxquelles l’éditeur renvoie de façon très utile par des notes de bas de page. Les planches photographiques auxquelles Segalen accordait un soin tout particulier et les croquis de l’écrivain, intégralement publiés avec le texte, participent aussi de la transmission de cet « émoi d’aventure personnelle » (p. 54) qui justifie pour Segalen toute l’entreprise.
Les annexes sont tout aussi appréciables : table des dynasties chinoises, itinéraires suivis par Segalen, sites principaux mentionnés dans les écrits. La bibliographie recense également tous les ouvrages cités par l’écrivain. Le lecteur ou le chercheur, ni sinologue ni archéologue, et qui n’a ni le loisir ni les moyens d’établir le fond d’expertise, de connaissances et d’expérience sur lequel s’établit cette monumentale entreprise est comblé et plein de reconnaissance. Cette « histoire passionnée de la sculpture dans la Chine antique » (p. 620), selon les termes du programme de 1917, devient alors un fascinant terrain d’analyse pour celui qui s’intéresse aux relations entre littérature et savoir et au déplacement des frontières hâtivement tracées entre l’imagination sensible au mystère, l’enthousiasme personnel et la rigueur érudite. On ose à peine tempérer cette lecture enthousiaste par une petite remarque sur le caractère touffu de la bibliographie et rectifier la référence introductive à la célèbre citation de Baudelaire sur la critique, qui appartient non au Salon de 1859 mais à celui de 1846.
Ce beau travail d’édition est donc à tous égards précieux pour les études ségaléniennes comme pour la recherche sur l’écriture critique et l’essayisme. L’énergie consacrée par un écrivain aux arts de la matière et à la sculpture en particulier — celle de Gauguin comme celle de l’antique Chine — témoigne du rôle qu’a pu jouer l’écrit sur l’art en France jusque dans les années 1960 environ, celui d’un terrain d’exploration et de réflexion à l’intérieur d’une pensée plus générale, dont en ce qui concerne Segalen, les chapitres et notes de l’Essaisur l’exotisme (vol. 4, à paraître) ne permettent pas de mettre en doute l’envergure.
Publie sur Fabula/Acta le 25 octobre 2011 : Pour citer cet article :Dominique Vaugeois, "Segalen & l’esthétique, au prisme de ses écrits sur l’art : entre critique & création", Acta Fabula, Editions, rééditions, traductions, URL : http://www.fabula.org/revue/document6552.php