Dans « Écrire le voyage en Chine
(1840-1939). Poétique et altérité », thèse de doctorat
préparée sous la direction du Professeur Didier Alexandre et
soutenue le 8 décembre 2011 à l’Université Paris IV, Hui Zhu a
proposé d’analyser l’écriture du voyage telle qu’elle est
pratiquée par un ensemble de treize auteurs, allant du père Huc qui
arriva en Chine au milieu du XIXe siècle à Ella Maillart qui
traversa la Chine d’Est en Ouest un siècle plus tard. Victor
Segalen occupe une place importante parmi les auteurs étudiés et
plusieurs chapitres lui sont consacrés.
Dans la partie de la thèse (2ème
partie) qui s’interroge sur le type de relation que l’auteur
conçoit à l’égard de son lectorat, l’écriture d’Équipée
est qualifiée d’écriture personnelle,
par opposition à l’écriture communicative,
opposition argumentée dans un chapitre intitulé «Deux
perspectives et deux écritures». L’analyse met en évidence
que la synthétisation de la logique spatio-temporelle, l’exclusion
du compagnon de voyage par l’écriture, la présence d’un double
jeu assuré par un double je, ainsi que le refus des
moyens de séduction transmis par la tradition de la littérature du
voyage constituent les principales caractéristiques de l’écriture
d’Équipée.
Toujours dans la deuxième partie de la
thèse, l’étape 9 d’Équipée, «LE FLEUVE DISPUTE À LA
MONTAGNE», fait l’objet d’une analyse détaillée consacré à l’intertextualité, dans un
chapitre intitulé «Segalen et Hourst : les rapides du
Yang-tseu». À
partir des notes que Segalen consigne dans Briques et tuiles d’une
part et du Grand Fleuve d’autre part, l’analyse expose les
indices permettant de postuler l’hypothèse selon laquelle Dans les
Rapides du fleuve d’Émile Hourst, récit publié en 1904, pourrait
être un intertexte de l’étape 9 d’Équipée, et plus
précisément de l’écriture du franchissement des rapides du
Yang-tseu. L’analyse se poursuit en mettant face à face ces deux
textes. Plusieurs liens intertextuels se révèlent et corroborent
l’hypothèse. Le vocabulaire technique de Hourst est repris par
Segalen à travers une médiation esthétique qui vise à ériger le
moment de crise du fleuve en crise de la vie. Trois spécificités
techniques de la navigation relatées par Hourst sont empruntées et
réécrites par Segalen qui exploite leur valeur symbolique et
poétique en les intégrant à trois moments clefs de l’épisode de
la descente du rapide d’Équipée : il s’agit de la
description du point de non-retour du rapide, celle de la
neutralisation de la vitesse de l’embarcation et celle de la
manœuvre dite paradoxale. Le personnage du je ou du « maître européen » d’Équipée, présenté
comme un pilote improvisé et surtout doué d’une intuition
inattendue, constitue la figure symbolique de l’accord. C’est
également celui qui sait lire les signes : les mouvements d’eau
lui sont compréhensibles grâce à l’organe de communication, le
sao. Ce personnage segalénien constitue une figure magnifiée du
personnage du pilote anglais, Plant, décrit par Hourst comme le
«merveilleux manœuvrier» et le premier pilote européen
qui ait jamais conquis les rapides du Yang-tseu. L’analyse conclut
que la lecture de Hourst a permis à Segalen de récolter un matériau
poétique potentiel que ne lui a pas fourni l’expérience directe.
Ce matériau, refondu dans le ressenti personnel des expériences de
terrain et intégré dans la poétique et l'imaginaire d’une
écriture de voyage propre à Segalen, donne lieu à ce moment de
plénitude où le monde des mots de l’écrivain s’unit au monde
substantiel du marinier.
Il est à nouveau question d’Équipée
dans la troisième partie de la thèse, consacrée à l’exotisme et
à l’altérité. En évoquant Segalen avec Claudel et Michaux dans
un même chapitre, intitulé «L’exotisme comme lointain
intérieur», l’analyse tente de saisir les spécificités de
l’exotisme segalénien en mettant en regard Connaissance de l’Est
et Un Barbare en Asie. Chez ces trois auteurs, l’Autre n’est pas
appréhendé à partir de son paraître, mais saisi de l’intérieur.
Segalen partage avec Claudel cette attention aiguë accordée à
l’essentiel et au fondamental, avec Michaux ce rejet de l’exotisme
conventionnel et cet anoblissement du faible («le faible
divers») et du banal («le quotidien»). Le regard
de l’exote et le regard du Barbare, à la fois brefs et
volontairement naïfs, sont toujours en quête du regard de l’Autre
et permettent de restaurer cette distance si indispensable pour faire
le chemin qui mène de soi à soi en faisant le tour du monde.
La réflexion sur l’exotisme et
l’altérité se prolonge ensuite autour de deux thématiques :
le blanc de la carte et l’autre langagier. Le chapitre « Le blanc symbolique
et allégorique » est consacré à l’étape 20
«L’AVANT-MONDE ET L’ARRIÈRE-MONDE» d’Équipée,
étape énigmatique et particulièrement foisonnante
de significations, qui demande aux lecteurs de situer son
interprétation sur plusieurs plans. La réflexion s’organise en
quatre temps. Elle démontre d’abord qu’autour de la thématique
du pays blanc sur la carte, Segalen met en scène de
façon concomitante un voyage raconté et un voyage commenté, ce
dernier établissant une distance critique à l’égard du récit de
voyage lui-même. Puis, sur le plan de la création poétique, la
réflexion vise à mettre en évidence que la plongée dans
le blanc constitue une allégorie du dévoiement. Celui-ci se
définit à la fois comme un instant clef de la découverte du blanc
de la carte et comme un procédé de l’écriture. La réflexion se
poursuit ensuite sur une autre fonction allégorique du pays
blanc qui consiste à donner corps à l’exotisme
dans le temps et à l’exotisme à l’envers.
Enfin, la réflexion porte sur les divers enjeux de la réécriture
d’un conte taoïste que Segalen a intégrée dans la thématique du blanc de la carte.
Dans la thématique de l’autre langagier, Équipée occupe une importante place au chapitre
«La présence du parler de l’autre dans le langage du
même». À partir du constat que des mots chinois, tels que
mafou, coolie, li et sao, fréquemment employés sous la plume de
voyageurs, forment des îlots d’étrangeté qui sont néanmoins
rendus compréhensibles pour le lecteur français, la réflexion
s’interroge sur les techniques de transcription et sur les
significations de ces mots chinois qui, dans le texte français,
acquièrent souvent de nouvelles connotations, voire des valeurs
symboliques que leur propre étymologie ignore.
(Texte de Hui Zhu).
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