Tipram Poivre a mis en ligne le roman de Segalen, René Leys, qu'elle présente sur plusieurs sites d'éditions en ligne comme Le Souffle numérique. Voici le compte rendu de Sophie Labatut :
On ne peut que se réjouir de la diffusion de ce roman : le fait qu’il soit accessible en numérique est déjà un acquis, qui permet une lecture ou une étude par entrées.
Malheureusement, la rigueur scientifique n’est pas au rendez-vous de cette publication.
L’introduction :
La rédaction se veut séduisante, mais ne fait pas état de connaissances approfondies sur le roman, sa conception et ses conditions de publication. Dans le peu d’informations avancées, elle comporte une erreur révélatrice : jamais Maurice Roy n'a prétendu être l'amant de l'empereur Kouang-siu, il disait (comme René Leys) être celui de sa femme, l’impératrice Long-yu…
Les notes :
D'abord, elles sont légères, et font trop peu de lumière sur l’histoire chinoise (alors que René Leys se passe l’année de la Révolution quand même).
L’auteur, censée très bien connaître Pékin, affirme que les jie 街 sont les rues nord-sud et les hutong 胡同 les rues est-ouest (les hutong désignant dans René Leys comme dans le réel les quartiers anciens de la ville mandchoue, sinueux, avec des ruelles — Segalen parle des « venelles » — étroites et labyrinthiques qui relient les maisons traditionnelles, les siheyuan 四合院 : ils ne sont pas du tout rectilignes).
Les notes qui concernent Segalen sont par trop superficielles : par exemple p. 11 une note dit que la volonté du narrateur (dont le modèle est Segalen) de faire un livre sur Kouang-siu n'a pas d'élucidation : le rédacteur ne connaît-il pas le Fils du Ciel ?
On trouve en revanche quelques notes sur Kouang-siu, mais qui relèvent d’un goût du sensationnel qui va jusqu’à l’inexactitude (serait-ce le même effet de « teasing » que celui de l’introduction ?) : par exemple (p. 45), l'histoire des "pollutions nocturnes" de Kouang-siu quand il rêve et entend le gong... est une allusion à l’hypersensibilité médicalement attestée en effet de l’empereur, et sans doute à la fascination du jeune Segalen pour les neurasthénies synesthésiques décadentistes, mais affirme gratuitement la résultante éjaculatoire.
Sachant que les notes ne sont pas très nombreuses, ce goût prononcé pour le sensationnel pseudo-érotisé pose quand même problème, et relève de la facilité, du trop-vite-fait. Le mauvais goût n’est certes pas absent du roman, c’en est même un des ressorts romanesques, mais un lecteur pourrait attendre de notes sérieuses beaucoup d’autres éclairages.
Le texte :
Là encore, l’établissement du texte est problématique.
Tipram Poivre reprend en fait la première édition de René Leys, sans doute parce qu’elle est libre de droits. Mais cette édition posthume, établie par un ami de Segalen, Jean Lartigue, est très fautive par rapport au manuscrit. Le texte que les internautes peuvent lire est donc le plus erroné de tous les établissements, ce qui rend caduc l’effet bénéfique de la lecture en ligne par entrées, si pratique lorsqu’on étudie de près le texte.
L’éditrice ne semble pas d’ailleurs bien connaître les arcanes de cette édition : elle affirme qu’elle prend le premier texte, chez Plon en 1929, alors que la première publication en volume a eu lieu chez Crès en 1922 (le texte cependant est le même, car Plon rachète Crès et écoule les stocks sous couverture de relais simplement, à partir de 1929 en effet) : querelle d’érudits, mais enfin on peut attendre d’une éditrice aussi affirmative qu’elle ait des connaissances fiables, et qu’on trouve facilement dans les préfaces des éditions de poche.
Le plus étonnant est que, tout en reprenant cet établissement, s’y glissent beaucoup de changements, notamment ceux qui concernent la ponctuation (dont la dernière page dit que c’est dans un but de simplification). Non seulement cette modification semble superfétatoire, la lecture n’étant pas si altérée en réalité par la ponctuation saturée, typique de l’époque ; mais encore le texte délivré se retrouve être une modification arbitraire d’un mauvais établissement de texte… autant dire un faux texte. Nos bibliothèques en sont pleines, nous le savons bien, mais le geste n’est pas très scientifique. Ainsi, Tipram Poivre crée un nouvel état du texte, qui n’a aucun fondement réel : le deuxième paragraphe du roman, par exemple, comporte des tirets dans tous les établissements précédents (1922, 1978, 1999, 2000), sauf dans celui-là. Autant dire qu’il y a de quoi douter fortement : le roman qu’on lit est-il le bon ? existe-t-il seulement ? quelle autorité le garantit, à part le caprice ?
Enfin, l'idée d'insérer des photos au cœur même du texte laisse croire que c'est Segalen qui les y a mises, ce qui n’est pas le cas. Cela induit un effet de lecture très important, qui brouille les codes habituels de la fiction. Le minimum serait quand même de le préciser.
La vitalité des éditions, même fautives comme celle-là, est tout de même bon signe : quel grand auteur n’a pas eu à subir les griffures et les blessures d’éditeurs ou d’imprimeurs trop peu scrupuleux ? Réjouissons-nous si c’est le signe d’un intérêt littéraire toujours vivant pour ce roman si moderne, et espérons qu’un travail plus sérieux soit entamé sur le même support.
Sophie Labatut
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