mardi 21 juin 2016

La Petite Plage de Marie-Hélène Pouteau



Originaire de Brest, Marie-Hélène Prouteau vit dans la campagne nantaise. Elle écrit des romans (trois sont publiés) et de la prose poétique. Elle est aussi l’auteur d’études littéraires et philosophiques et de chroniques dans diverses revues de poésie.
La petite plage est pour Marie-Hélène Prouteau un point d’ancrage essentiel, réel et revisité en imagination par celle qui n’y réside plus. Elle arpente dans ce livre ce territoire premier face à la mer, lieu de tous les enchantements dans les rochers et les vagues de grand vent. 
Au fil du temps et de ses retours en ce lieu se sont tissés des liens étroits entre ce « finistère portatif », les émotions qu’il suscite et la découverte de sensibilités d’artistes divers qui ont marqué l’auteure. Musiciens comme Yann Tiersen qui compose non loin de là, à Ouessant, inspiré par le fracas des vagues ; peintres comme Gauguin et He Yifu venu de Chine et poètes comme Victor Segalen ou François Cheng. 
Chacun, à leur façon, féconde un regard neuf sur la petite plage. A travers les yeux du peintre chinois, c’est une autre petite plage qui apparaît, toute en brumes et pastels ; à travers ceux de Gauguin, le travail des goémoniers d’hier fait surgir la grande vague du japonais Hokusai. Passer devant un mégalithe est l’occasion d’imaginer Segalen arrivant de Brest où il soigne les blessés de 1918 et de se remémorer ses poèmes de Chine, « Stèles du chemin de l’âme ». 
D’autres visiteurs surgissent : Michèle Morgan en 1939 tourne Remorques sur une musique de Roland-Manuel. Roland Doré, le maître-sculpteur landernéen du 17è connu pour ses calvaires arrive à cheval. C’est la belle histoire des champs de lin bleus qui resurgit. Nous remontons encore le temps avec ces moines du prieuré médiéval qui pratiquaient le devoir d’hospitalité pour les démunis, occasion d’avoir une pensée pour le drame de Lampedusa. La grand-mère y fait retour sur un moment où, avec la mort du fils en 1944, l’histoire familiale et la grande Histoire se rejoignent dans la douleur. 
Des rencontres sur la plage, une artiste de Land art, un trader qui a trouvé en ce lieu son Compostelle loin des écrans boursiers font ressortir la richesse du ressourcement qui s’opère pour l’auteure dans ce face à face sensuel avec les éléments. 
Ce livre est un cheminement entre le proche et l’ailleurs, entre le passé et le présent, entre la nature et l’éveil par l’art. L’ouverture d’un bout de ciel pointe en ces pages, à l’image de ces femmes afghanes qui écrivent de minuscules poèmes de résistance, les « landai ». 
Avec Erri de Luca en exergue («l’autobiographie du lieu »), la tonalité est donnée. 

Extrait : 

Stèle du chemin de l’âme

Sentier en bord de mer. Je rencontre un groupe de marcheurs. Ils se déplacent en bandes comme les oiseaux migrateurs. Visages couleur de terre cuite, irradiés par la lumière qui monte de la mer, comme une grâce. 
C’est une steppe. Le sable et les oyats échangent leurs frissons. Sur la plage, au loin, les croupes des rochers polies par les vents offrent leur patine mystérieuse. 
J’ai quitté les dunes littorales. Chemin de randonnée. Loin des bruits du monde, c’est un de ces lieux où l’on invente d’autres rites, nos bâtons se disent bonjour, on se salue, on s’aère le cœur.
Je longe un petit champ. Au milieu des artichauts, le menhir de Kergallec. Haute pierre dressée de trois mètres. Le temps semble faire la pause. 
Devant le menhir droit et immuable, je pense à d’autres pierres levées, les Stèles de Victor Segalen. Des poèmes inspirés par ces « monuments restreints à une table de pierre [qui] incrustent dans le ciel de la Chine leurs fronts plats. » Avec elles, le mystère s’invite : « Elles forcent à l’arrêt debout, face à leurs faces. » 
Il a suffi que la lumière se ravive un instant dans la fraîcheur de l’air. Un tremblement qui naît de rien. Je crois apercevoir près du menhir l’ombre de Victor Segalen. Le jeune homme myope, en costume de drap noir impeccable est là devant moi. Il porte la main à sa moustache, silhouette frêle, nerveuse, que l’on dirait sortie d’un roman anglais. 
Depuis longtemps, je l’ai suivi dans ses poèmes. Partir comme médecin de marine, comme explorateur au cœur de la Chine, comme écrivain, c’est chez lui la même évidence tendue, frémissante. S’en aller ailleurs pour cheminer en quête de soi, c’est sa manie de l’âme. 
Dans ses textes, je sens, je touche les choses, la boue des sandales, les dalles de pierre qu’on caresse de ses pieds nus, les nœuds du bâton de marche. Loin du pittoresque, loin de l’exotisme des voyages. Il utilise les cailloux du réel. Pour ouvrir aux profondeurs de l’imaginaire.
« Tibet, tu te mugis d’une haleine ».
Dans sa poésie, je suis le rythme lent d’une respiration de marcheur. Un rythme dicté par le timbre austère et dépouillé d’un homme qui pose un regard autre sur le monde. 
« Repose-toi du son dans le silence et du silence daigne revenir au son ». 
Dans le tissage serré et concis de ses vers, une passion froide et brûlante explose. Ce pays enveloppé de mystère, qui a enfanté la « Cité interdite » l’attire. Mais son expérience est trop intérieure, l’homme trop énigmatique. S’il prend la route de la lointaine Chine, c’est pour aller au plus obscur, voir clair en lui-même. 
Il a filé à vélo depuis Brest, à fleur de chemins et de dunes. Le temps d’une visite sur la côte pour voir ses enfants en ce mois de septembre 1918. Derrière lui, il laisse l’hôpital maritime où la grippe espagnole prend le relais des tranchées pour cisailler les vies des soldats blessés. Sur le visage fin et distingué, aux lunettes cerclées, je sens l’énergie qui déserte. Une hémorragie lente de forces. Comment oublier la lumière blanche des salles où s’entassent les mutilés, les visages ravagés des gueules cassées ou les soldats fous au regard vide ? Comment oublier l’épidémie qui fait ses morts par fagots dans l’odeur d’éther et d’agonie ? 
Il y a aussi cette faim d’autre chose qui le tarabuste. Cette impression angoissée de poursuivre un rêve impossible. Ce lointain où il tente de se trouver lui-même, n’est-ce pas un pays où l’on n’arrive jamais ? 

Assis dans l’herbe sur un petit tertre, il sort une bouteille d’encre et un carnet de moleskine. Il s’accorde ce qu’il appelle son « heure bénédictine ». Il dessine la pierre dressée. Son regard ardent scrute longuement cette borne sans inscriptions ni symboles. Est-il en train d’imaginer son grand poème « Tibet » ? Ou peut-être ces Immémoriaux bretons qu’il a en tête d’écrire sur son pays natal ? À moins qu’il n’ait une pensée pour cet ami, double de lui-même qu’il appelle « Toussaint de Bretagne et du Litang » ? 
La minute est miraculeusement suspendue. 
Le vent de la Côte des sables franchit les continents, se mêle aux souffles de la lointaine Asie. Il me semble voir Segalen griffonner nerveusement quelque chose sur son carnet. Déchiffre-t-il l’invisible calligraphie du temps sur le granit ? 
Qu’est-il en train de me suggérer, celui qui est là, près de moi, arrimé au grand corps du monde ? 
Dans l’étourdissement du vent, le face-à-face avec la pierre est face-à-face avec soi. Ces pierres sont-elles chinoises ou armoricaines ? Peu m’importe, au bout du compte. C’est une leçon d’humilité que nous livre leur étrangeté venue du fond des temps. 
Quelque chose ici incline, « oblige », comme si la pierre indiquait le lieu intérieur. 
Comme si l’essentiel était de voir le proche avec les yeux du divers, si cher à Segalen.
Me revient ce qu’il écrit dans Équipée : « Ceci est un rêve de marche, un rêve de route, un sommeil sur deux pieds balancés, ivres de fatigue à la tombée de l’étape. »

Peut-être, sur ce chemin, n’y a-t-il eu qu’un instant rêvé, où s’est invité pour moi le fantôme de Victor Segalen ?

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