mercredi 13 juillet 2011

Traduire Peintures par Huang Bei

Peintures et l'Essai sur l'exotisme, traduits par Huang Bei

La traduction de Peintures : quelques notes de réflexion

Ce texte représente quelques notes très libres tirées de l’expérience personnelle. Elle ne se prétend pas d’être une étude académique. Cette réflexion doit beaucoup à Muriel Détrie, fine connaisseuse de la culture chinoise et observatrice attentive de phénomènes de traduction. Qu’elle soit remerciée chaleureusement.
La sortie de la traduction chinoise de Peintures de Segalen (Shanghai, éditions de Shanghai shudian, 2010) a été pour moi une grande joie. Mais comment faire partager cette expérience de traduction, singulière comme chacune de ces expériences, remplie de hasards, d’intuitions, de trouvailles heureuses comme malheureuses ? Je laisse de côté les détails, dont la recherche de solution implique à chaque fois un mélange de souffrance et de délice, pour ne parler que des généralités, ayant rapport à deux aspects essentiels de l’écriture de Peintures : le rythme et l’exotisme.

Traduire le rythme

Avant de me plonger dans l’univers du sens, Peintures m’a d’abord séduite par sa musique. Ce sont des peintures « littéraires », souligne Segalen ; voire plus : « Ces sont des peintures parlées. » Tel un grand rouleau qui se déploie, la parole fait son chemin dans le temps du livre, chantant et dansant, rythmé de cadences tout à la fois sonores et visuelles.

Le rythme musical
Quelques mots sur la traduction du rythme musical. Les procédés sont nombreux et personnels, tant les choix sont riches entre deux ressources rythmiques venant des deux langues. Ci-dessous, quelques exemples au hasard :

Exemple 1
(fr.)
La face et les yeux rougeoient ; les prunelles se piquent d’étincelle…  
et son cou renversé, / brûlé de lueurs rousses, // et ses lèvres /éclairées de fièvres…
(Portrait fidèle)
(ch.)
的面頰紅亮,的眸子閃光,的目光含笑……
頭往後仰,橘紅的光暈斑駁地烙在頰上;嘴唇發燒,被燒得熠熠放光……

Ici, l’allitération rendue par la répétition de « l » dans « la », « les », « les », est remplacée, dans la traduction chinoise, par la répétition de « 他 » (il). En même temps, « 面颊红亮 », « 眸子闪光 », « 目光含笑 » sont trois groupes composés d’un nom et d’un verbe, dont la structure se font échos.
De la même façon, dans la phrase suivante, le rythme né de la répétition de « et » est remplacé par « 他 ». Le rythme impliqué dans les deux groupes composés d’une séquence courte et une séquence longue (« son cou renversé, / brûlé de lueurs rousses », « ses lèvres /éclairées de fièvres ») est rendu, dans la traduction chinoise, également par l’alternation entre un court et un long (« 頭往後仰,/橘紅的光暈斑駁地烙在頰上 », « 嘴唇發燒,/被燒得熠熠放光 »).

Exemple 2
(fr.)
…c’est la dormeuse, la pleureuse, la volubile mer dont on va dire le nom… (extrait de Cortèges et trophée des tributs des royaumes)
(ch.)
睡意綿綿眼淚汪汪,言語滔滔。它是海。至於它的名字,你們就會知道……

Dans la phrase originale, « dormeuse » et « pleureuse » étant deux adjectifs partageant un suffixe « euse », se répètent et se lovent comme des algues, font naître une sorte de rythme interne languissant. Les voyelles précédentes - « or » pour « dormeuse » et « eu » pour « pleureuse », renforcent encore l’effet de répétition et d’interpénétration.
C’est précisément cet effet-là que j’essaie de rendre, dans la traduction chinoise, par deux groupes composés d’un nom et d’un verbe – 睡意綿綿, 眼淚汪汪 –, renforcés par le troisième –言語滔滔 (traduction de « volubile »). « 綿綿 », « 汪汪 », « 滔滔 » : ces trois mots composés de deux caractères identiques, créent, non pas par la répétition entre les mots, mais par celle à l’intérieur de chaque mot composé, une sorte d’effet sonore languissant, répondant ainsi à la phrase originale tant sur le plan musical que sur le plan sémantique (tous les trois impliquent une dimension de lenteur et de débordement). Tandis que sur le plan visuel, « 汪汪 » et « 滔滔 » partagent le même clé de caractère, qui est celui de l’eau. Par ailleurs, le mot «綿 », prononcé comme « mian », correspond à la consonne « m » dans « dormeuse », créant une atmosphère somnambule proche de l’intention de l’écrivain.

Exemple 3 :
(fr.)
Elle est belle par la beauté, les mains longues, le cou gras, l’enroulée de ses cheveux et la retombée de ses yeux. (Portrait fidèle)
(ch.)
这位女子天生麗質,玉手纖纖,領如蠐蝤,青絲纏卷,眼簾低垂。

Il s’agit d’un exemple d’énumération, de substantifs ou de qualificatifs, qu’on rencontre fréquemment dans Peintures. La solution en chinois se trouve souvent dans l’usage d’une série d’expressions de « quatre caractères », dont la langue chinoise est très riche. Dans l’exemple cité ci-dessus, « les mains longues », « le cou gras », « l’enroulée de ses cheveux », « la retombée de ses yeux », constituent quatre éléments juxtaposés, lesquels sont rendus, dans la phrase traduite en chinois, par quatre expressions de structure « sujet-verbe ».
Cependant, « l’enroulée de ses yeux » au lieu de « ses yeux enroulées », « la retombée de ses yeux » au lieu de « ses paupières retombées », sont des inversions qui ne sont pas respectés dans la traduction. Ceci parce que, la langue chinoise étant plus concrète que la langue française, il est difficile d’employer un adjectif en tant que mot central dans la phrase.
Remarquons en passant que, « le cou gras » fait sans doute référence à l’un des éléments du critère de la beauté tel qu’il est évoqué dans Le Livre des odes (詩經): « 手如柔荑,膚如凝脂,領如蝤蠐,齒如瓠犀 » (les mains tendres comme des pousses de roseau, la peau blanche comme du gras gelé, le cou gras comme le vers qiqiu, les dents régulières comme des grains de courge). Le cou gras d’une femme, tel un vers blanc : et oui, cela faisait rêver les hommes chinois d’il y a trois milles ans !

Le rythme structural
Il existe également, dans Peintures, un rythme structural qui se scande à deux niveaux : les trois sections d’abord – Peintures Magiques, Cortèges et Trophée des tributs des royaumes, Peintures dynastiques – ; puis, une succession d’images à l’intérieur de chaque section. Pour rendre sensible cette double structure rythmique, j’ai choisi de travailler sur les titres. 玄幻圖、朝貢圖、帝王圖sont trois titres pour les trois sections, ayant tous trois caractères terminant avec « 圖 » (peinture). Ensuite, concernant Peintures Magiques et Peintures dynastiques, j’ai essayé d’attribuer, pour chacune des peintures à l’intérieur de ces sections, des titres chinois contenant un nombre de caractères à peu près équivalent. Cela donne, pour Peintures dynastiques, des titres réguliers de cinq caractères, dont les deux premiers indiquent le nom de la dynastie (夏朝的危岌,商朝的敗亡,周朝的羞恥, etc.), et pour Peintures magiques, dont l’élasticité correspondrait au caractère plus souple et plus changeant de cette section.

Traduire l’exotisme

Il arrive qu’un lecteur français, quand il n’a pas une grande familiarité avec la culture chinoise, éprouve une certaine difficulté devant l’œuvre de Segalen. « C’est du chinois ! » dirait-il. L’impression semble être confirmée, par un écho que j’ai entendu de la part de quelques lecteurs chinois : « C’est presque du chinois ! » Mais faut-il s’en réjouir ? Une assimilation à la culture et à la langue chinoise ne signifie-t-elle pas une perte – regrettable – de l’exotisme de Segalen qui, comme nous le savons, est non seulement une esthétique, mais un véritable procédé d’écriture ?

Cette perte me semble malheureusement inévitable. Elle provient surtout de la traduction des références culturelles touchant quatre aspects : les noms propres (personnages, régions, peuples, dynasties…), les images récurrentes dans la peinture chinoise (immortels volants, animaux mythiques tels que crapaud et lapin, portraits d’empereur…), les termes philosophiques spécifiques, ainsi que les allusions littéraires.

Pour en donner une illustration, Ronde des Immortels, la première des Peintures magiques peut servir d’un exemple représentatif. Le texte contient trois parties distinctes : description d’une peinture taoïste, explication de l’image selon la religion taoïste, expérience du regard du narrateur.
Dès la première phrase, le lecteur français, sans avoir une seconde pour s’y préparer, est brusquement « jeté » dans un univers étrange et étranger : « Et, d’un coup, nous voici jetés dans les nues, en plein ciel. Des toits griffus lancent des Palais dans les nues. » Des nues, le lecteur est amené à descendre son regard « jusqu’aux monts terrestres », puis à le remonter, pour contempler, « entre ciel et terre », « une esplanade losangique » et une volée d’« oiseaux blancs », dont chacun « emporte un de ces vieillards au front bossu, aux joues roses sur une barbe de craie, aux robes onduleuses déferlant dans le sillage ». Tout un décor curieux, qui dépayse, évidemment…mais seulement pour les yeux français. Traduit en chinois, le paysage perd son pouvoir de dépaysement, tant ces images taoïstes sont familières pour les yeux chinois.
Dans la deuxième partie qui livre une explication du sens, quelques termes taoïstes apparaissent, donnant au texte français une tournure proche de l’ésotérisme : « Les Esprits soufflent et règnent partout où Il veut. Ceci est la Peinture des Esprits, des Génies, des Immortels. Le mystérieux « Il », en majuscule, ne désigne pas autre chose que le Souffle originel, duquel sont nés les souffles – les « Esprits ». Dans la phrase suivante, le même terme – « Esprit » – désigne les Immortels, dont le corps, selon la théologie taoïste, est constitué d’essence du Souffle originel. Il y a donc un va et vient entre « Esprits 1 » – « Il » – « Esprits 2 », qui se traduit en chinois par la formule suivante : “(Il) 之所 往氣(Esprits 1)之所趨。這裡畫的是精氣(Esprits 2),是神仙,是長生不死的生命。”L’équivoque et le mystérieux sont remplacés, en chinois, par un ton taoïste évident, qui n’apporte aucun effet d’étonnement, si ce n’est celui de voir que tout cela découle de la plume d’un écrivain français.
Quelques autres exemples, toujours concernant la terminologie taoïste :
  • Et avec l’âge, vous savez bien que toute âme s’accroît…
你們知道,隨著時間的增長,體內之“”會不斷聚積…
  • …que toute intelligence exagère et déborde son degré…
體內的“”會多得溢將出來…
  • Tout danse, tout pétille ; toute est prêt à se rouler en spirale (comme le grand vent de l’Univers). Tout s’exprime donc dans l’esprit.
一切都在舞蹈,一切都在閃爍;一切都彷彿要旋轉起來(如同宇宙之風)。一切都是精氣神的運動。
  • …cette Peinture, tombée du pinceau d’un vieux Maître du temps de T’ang, par cela même qu’elle est, est esprit.
這幅畫是出自一位唐代老畫家的手筆;就憑這,它也成了

Il n’est évidemment pas question d’expliquer ici les liens compliqués entre les trois termes constituant la théorie centrale de la religion taoïste : 精、气、神, exprimés en français tantôt par « âme », tantôt par « intelligence », souvent par « esprit », dont la polysémie recouvre convenablement les différents champs désignés, permettant par ailleurs une équivoque proprement poétique. Remarquons seulement que, cette première peinture, toute « magique » puisqu’qu’elle est décrite et expliquée en français, une fois traduite en chinoise, se banalise sur le plan de la langue.

Le même phénomène de banalisation s’observe, de façon manifeste, dans une des Peintures dynastiques, intitulée Maîtrise logique de Song, où se flottent une abondance de termes propres au néo-confucianisme à l’époque des Song.

Autrement dit, les couleurs et les motifs chinois, qui étonnent les yeux français, ne conservent plus autant leur pouvoir d’étrangeté une fois transférés dans la langue chinoise, aux yeux des Chinois. Reste à savoir, si l’exotisme subsiste malgré la traduction ; s’il ne se trouve pas aussi, et surtout, ailleurs que dans la surface de peinture.

Oui, l’exotisme subsiste dans la traduction. Il résiste à la traduction. « Qu’elles sont étranges, ces Peintures de Segalen ! » m’ont dit en effet des lecteurs chinois, les mêmes qui trouvaient que le langage pictural de Segalen est assez chinois. Au fond, l’étrangeté qui se dégage de peintures de Segalen, pour un lecteur chinois, est née précisément de la familiarité que celui-ci maintient avec le décor. L’exotisme se déplace, une fois que le narrateur se met à parler en chinois, de la surface au fond, du signifiant au signifié.

Parmi les trois sections de Peintures, celle dont les Chinois se sentent le plus proche est Peintures dynastiques. C’est trois milles ans de l’histoire de Chine qui s’y déroule. Et il est amusant de constater que, autant mes amis français se montrent très sensibles aux Peintures magiques, au pouvoir ensorcelant du langage, autant mes amis chinois sont séduits par Peintures dynastiques, fascinés par l’étrangeté de ces images, où pourtant, tout leur semble familier : les dynasties, les empereurs, les événements… Ils ne peuvent pas s’empêcher de poser des questions : Pourquoi les Empereurs de fin de règne plutôt que les Empereurs fondateurs ? Comment interpréter ce ton ambigu et malicieux, qu’on hésite à définir comme élogieux ou ironique, qui règne sur une bonne partie de ces portraits ? … Car, en effet, bien que les images soient en apparence chinoises, l’esprit n’a rien de chinois.

« Tout cela, réaction non plus du milieu sur le voyageur, mais du voyageur sur le milieu vivant… » (Segalen, Œuvre complète, I, Robert Laffont, 1995, p.746) La traduction est la transmission de ce coup de choc, du voyageur sur le milieu, auquel un lecteur chinois ne peut échapper. Ils sont alors invités à interroger attentivement le texte, à s’interroger sur l’écrivain, sur son parcours, sur ses pensées, afin de creuser, dans la parole exotique même, ce qui est le Même et ce qui est l’Autre. A ce moment-là, seulement, l’exotisme de Segalen peut être véritablement traduit – je veux dire, dans l’acte d’interprétation venant du lecteur lui-même.
Huang Bei
Université Fudan de Shanghai
   

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