La reconnaissance de l’œuvre de Victor Segalen par la communauté
des chercheurs en sciences humaines, établie dans les années 1990,
trouve aujourd’hui un nouveau et bel accomplissement avec une
deuxième édition des Œuvres complètes1 dirigée par Philippe
Postel chez Honoré Champion. Dix-huit volumes sont prévus, répartis
en cinq grands ensembles : 1. les oeuvres critiques, 2. les
romans, nouvelles et récits, 3. la poésie, 4. le
théâtre et l'opéra, et 5. les journaux, les chroniques
et les projets. Pour l'heure, deux volumes sont parus : Premiers
écrits sur l'art (vol. 2 des « Œuvres critiques »)
etChine. La Grande Statuaire (vol. 3 des « Œuvres
critiques »)2. Pour Ph. Postel, l’esprit qui préside à
cette publication est à la fois scientifique (établissement
des textes selon un protocole commun aux différents livres :
fidélité au manuscrit dans sa version finale/et ou intégrale et
mise à disposition du lecteur des notes, variantes et documents de
travail) et comparatiste (une attention toute particulière est
portée à la double culture dans laquelle se place l’écrivain :
française et maori, française et chinoise).
La profonde unité des textes publiés,
écrits ou projetés par Segalen dans les quatorze années environ où
il put se livrer à l’écriture rend délicate et toujours
discutable la répartition en tomes. L’édition d’Henri Bouillier
en 1995, globalement chronologique elle aussi, s’en sortait
élégamment en proposant une organisation thématique en « cycles ».
Le choix éditorial de l’édition Champion, ouvertement générique,
offre un éclairage nouveau particulièrement sensible en ce qui
concerne les volumes 2 et 3 de la section « Œuvres
critiques » dont nous avons à rendre compte. Il témoigne
d’une autre reconnaissance, celle de l’importance de Segalen dans
le domaine de l’essai et particulièrement des écrits sur l’art
et confirme en retour la pertinence de cette catégorie de texte. On
aurait pu tout à fait imaginer une répartition de ces écrits entre
les récits en prose et les chroniques. Or Le Maître du
jouir (vol. 2), que Segalen nomme « roman » ou
« épopée », fait sens dans l’ensemble que C. Camelin
nomme « Premiers écrits sur l’art » mieux que dans
celui des « romans, nouvelles et récits », malgré son
lien profond avec Les Immémoriaux (paru en 1907, l’année
des premières ébauches du « roman Gauguin »). Et la
présence de Chine. La Grande Statuaire, qui occupe à lui seul
le troisième volume, modifie considérablement la perception de
l’ensemble critique, par son genre comme par son ampleur et son
ambition.
En somme, l’édition thématique de
1995, où les textes inspirés par la découverte de Gauguin figurent
dans le cycle Polynésien — de même que La Grande
Statuaire appartient au cycle chinois et archéologique aux
côtés de Stèles ou de Thibet —, invitait à
une lecture d’un Segalen écrivain voyageur, penseur de
l’autre et du divers, angle privilégié de la redécouverte du
poète à la fin du xxe siècle. Sans occulter, bien au
contraire, cette dimension fondamentale que l’édition critique
deLa Grande Statuaire vient justement préciser, les nouveaux
choix éditoriaux accentuent un autre aspect : celui de la place
de Segalen dans l’histoire culturelle, artistique et philosophique,
du début duxxe siècle, et d’une écriture prise entre
création et critique, entre littérature et savoir.
Toutefois, malgré cette ligne
éditoriale générale, les deux livres sont assez dissemblables dans
l’apparat critique qu’ils proposent et finalement dans leur
projet.
Le volume 2
comprend sept textes, dont six écrits entre 1903 et 1908,
c’est à dire avant et pendant le premier livre
publié, Les Immémoriaux, et un texte plus tardif, « Hommage
à Gauguin », préface de 1916 à l’édition des lettres de
Gauguin au peintre G.-D. de Monfreid. Le principe
organisateur est explicitement celui de la relation de Segalen à
l’œuvre et à la vie de Gauguin. L’étude sur Gustave Moreau3et
la conférence sur la sculpture sont présentées dans l’introduction
comme un « approfondissement des réflexions sur les beaux-arts
parallèles aux textes consacrés à Gauguin » (p. 9).
Si les textes réunis n’ont pas été publiés du vivant de
l’auteur, comme la moitié des écrits de Segalen, le livre n’offre
pas d’inédit par rapport à l’édition de 1995. Nous avons
néanmoins affaire à une édition critique et la leçon des
manuscrits autorise à corriger certaines coquilles perpétuées
jusqu’ici dans les différentes éditions — notamment dans
l’article de 1904 du Mercure de France — et qui donne
accès aux très riches variantes, dossiers préparatoires,
brouillons, projets, notamment pour Le Maître du jouir, texte
inachevé, dont le lecteur est à même de saisir l’importance et
de reconstituer le dialogue qu’il entretient avec Les
Immémoriaux.
Le second apport
majeur de ce volume à la nouvelle entreprise éditoriale tient à la
valeur des commentaires, introduction, notices et annotations, dont
le mérite est de fournir un cadre historique à la fois complet et
synthétique à ces premiers écrits. La longue introduction, appuyée
sur de très nombreuses références littéraire et critiques, se
propose de reconstituer le contexte intellectuel de « crise des
valeurs symbolistes4» et d’« orientalisme
antimoderne » (p. 21) dans lequel se forme la pensée
de Segalen. C’est donc un poète lecteur de La Revue
blanche et du Mercure de France, de Husymans, de Nietzsche
et de Jules de Gaultier dont Colette Camelin met en avant
l’influence, que nous (re)découvrons. La philosophie de l’exote,
sans laquelle on ne peut rien comprendre aux écrits de Segalen, y
est ressaisie dans la confrontation avec d’autres notions d’époque
autour desquelles s’organise avec profit la présentation :
« exote, hors-la loi, dandy et surhomme », « décadence,
entropie et primitivisme ». La conclusion résume bien le
recadrage par l’histoire des idées qu’ambitionnent les copieux
commentaires (qui n’évitent pas toujours, d’une notice à
l’autre, les répétitions) :
La critique de la fin du xxe siècle
a parfois un peu trop tiré Segalen vers les questions contemporaines
de l’ethnocentrisme ou de l’écriture romanesques, alors que son
projet consisterait plutôt à rendre « aux hommes [ses]
frères », « la Valeur de la Vie ». (p. 46)
Mais autant qu’à la pensée de
Segalen, c’est à celle de Gauguin que donnent accès notes et
notices qui citent largement les écrits du peintre comme sa
correspondance. L’usage à la fois généreux et judicieux des
lettres, celles, passionnantes, de l'écrivain comme celles du
peintre, est d’ailleurs l’une des ressources capitales de cette
édition. « Gauguin l’intercesseur » comme le nomme
C. Camelin est donc bien le héros de ce livre. La pensée de
Segalen est constamment mise en dialogue avec celle du peintre qui
s’inscrit dans une longue série d’artistes dont les mots et les
idées autant que les œuvres ont inspiré les hommes de lettres. À
cet égard, le volume constitue un apport de premier plan à la
compréhension de ce qu’a pu signifier au début du xxe siècle,
écrire sur la création plastique et sur les artistes au moment où
naissent et se définissent les valeurs de culture et de
civilisation. Au delà de la simple critique journalistique ou
de salon, c’est la définition d’un champ essayiste prééminent
qui est en jeu, à un moment aussi où, prolongeant les initiateurs
du siècle précédent — Baudelaire et Nietzsche sur ce plan
fraternisent —, l’esthétique est le lieu commun d’une
pensée qui allie philosophie, anthropologie et poésie bien au-delà
du domaine des « belles formes » et stimule l’inventivité
littéraire. Parce qu’il rassemble et éclaire les uns par les
autres ces écrits, le livre verse un élément considérable au
dossier de la prose sur l’art dont Segalen illustre, aussi bien
qu’Apollinaire ou Valéry, la fécondité et l’infinie variété.
Chaque texte de l’ensemble Gauguin peut en outre se lire aussi
comme une réécriture, une nouvelle version, une mise à l’épreuve
d’un même projet qui cherche à atteindre sa forme rêvée avec Le
Maître du jouir. L’important dossier génétique de ce texte
invite par exemple à s’étonner à nouveau à propos d’un récit
dont la filiation avec les « romans de peintres »
duxixe siècle, convoquée dans la notice, n’est peut être
pas si évidente, de même que s’y trouve considérablement
complexifiée le relation trop vite dite gémellaire de l’auteur à
son héros, de l’écrivain au peintre.
Les grandes
qualités du commentaire ne vont pas sans leurs petits défauts qui
n’entament en rien l’intérêt de l’ouvrage ou le sérieux du
travail. Le souci louable de maintenir la référence constante à la
pensée de Gauguin tout en précisant l’originalité de celle de
Segalen égare parfois par trop de dialectique comparative (p. 33
de l’introduction par exemple et p. 37 38, où la
comparaison apparaît un peu trop soutenue). Enfin, l’introduction
s’appuie sur des études éclairantes (Antoine Compagnon pour
les « antimodernes », Per Buvik pour le bovarysme de
J. de Gaultier, Philippe Dagen pour le primitivisme) mais
dont les concepts et les analyses s’entrechoquent parfois, mêlés
aux mots du poète dans l’espace synthétique de la préface,
jusqu’à risquer de devenir contestables. Il est dommage d’ailleurs
que l’ouvrage de Ph. Dagen, Le Peintre, le poète, le
sauvage, abondamment cité (onze occurrences), soit la seule
référence d’histoire de l’art convoquée — si l’on
excepte l’excellente bibliographie sur Gauguin. En effet son étude,
qui ne distingue pas clairement entre art archaïque, préhistorique
et primitivisme brouille parfois plus qu’il n’éclaire l’usage
de ces notions dont Segalen, cité toujours judicieusement par
C. Camelin, fait par ailleurs un usage très cohérent.
Le volume 3 édité par Ph. Postel, comparatiste
spécialiste du domaine chinois, est d’un style tout différent.
Livrant un texte unique, le commentaire se limite à une brève
introduction qui reprend explicitement des analyses publiées
antérieurement6. La richesse et la nouveauté ne sont donc pas dans
la glose mais dans le document lui-même et ses annexes qui livrent
le résultat d’un travail de longue haleine. Il ne s’agit pas
tant de la réédition d’un texte assorti de ses variantes et de
ses brouillons que de la première édition intégrale, fidèle,
complète, du manuscrit dont le titre définitif donné par Segalen
en 1918 est Chine. La grande Statuaire. L’introduction précise
que le livre a été publié une première fois en 1972, aux éditions
Flammarion7, grâce aux soins d’Annie Joly Segalen et du
sinologue Vadime Elisseeff, auteur d’une postface ;
L’œuvre a ensuite été rééditée
sans changement en 1995 par H. Bouillier […] Or le texte ainsi
transmis aux lecteurs ne rend pas justice au manuscrit […]. Il est
tout d’abord incomplet : non seulement il manque
systématiquement la dernière partie de l’ouvrage, publiée de
façon dissociée sous le titre Les Origines de la statuaire de
Chine, ainsi que le texte intitulé « Orchestique des tombeaux
chinois » qui figure au centre de l’ouvrage, mais il manque
encore de très nombreux passages du texte […]. (p. 9)
Par ailleurs, « le texte lui-même
a été retouché, parfois récrit » (p. 9), dans le
« souci de transmettre un texte lisible et achevé » (p. 10).
L’ambition affichée de cette réédition est alors de respecter
« l’esprit même de l’ouvrage », qui n’est pas de
« vulgarisation sinologique », en restituant « une
œuvre de création littéraire, complexe dans sa diversité » (p. 10)
et dans son inachèvement même. L’édition du manuscrit linéaire
proprement dit est donc accompagnée des « Notes de lecture »
et des « Notes de travail » auxquelles l’éditeur
renvoie de façon très utile par des notes de bas de page. Les
planches photographiques auxquelles Segalen accordait un soin tout
particulier et les croquis de l’écrivain, intégralement publiés
avec le texte, participent aussi de la transmission de cet « émoi
d’aventure personnelle » (p. 54) qui justifie pour
Segalen toute l’entreprise.
Les annexes sont tout aussi
appréciables : table des dynasties chinoises, itinéraires
suivis par Segalen, sites principaux mentionnés dans les écrits. La
bibliographie recense également tous les ouvrages cités par
l’écrivain. Le lecteur ou le chercheur, ni sinologue ni
archéologue, et qui n’a ni le loisir ni les moyens d’établir le
fond d’expertise, de connaissances et d’expérience sur lequel
s’établit cette monumentale entreprise est comblé et plein de
reconnaissance. Cette « histoire passionnée de la sculpture
dans la Chine antique » (p. 620), selon les termes du
programme de 1917, devient alors un fascinant terrain d’analyse
pour celui qui s’intéresse aux relations entre littérature et
savoir et au déplacement des frontières hâtivement tracées entre
l’imagination sensible au mystère, l’enthousiasme personnel et
la rigueur érudite. On ose à peine tempérer cette lecture
enthousiaste par une petite remarque sur le caractère touffu de la
bibliographie et rectifier la référence introductive à la célèbre
citation de Baudelaire sur la critique, qui appartient non au Salon
de 1859 mais à celui de 1846.
Ce beau travail d’édition est donc à
tous égards précieux pour les études ségaléniennes comme pour la
recherche sur l’écriture critique et l’essayisme. L’énergie
consacrée par un écrivain aux arts de la matière et à la
sculpture en particulier — celle de Gauguin comme celle de
l’antique Chine — témoigne du rôle qu’a pu jouer l’écrit
sur l’art en France jusque dans les années 1960 environ, celui
d’un terrain d’exploration et de réflexion à l’intérieur
d’une pensée plus générale, dont en ce qui concerne Segalen, les
chapitres et notes de l’Essaisur l’exotisme (vol. 4, à
paraître) ne permettent pas de mettre en doute l’envergure.
Publie sur Fabula/Acta le 25 octobre
2011 : Pour citer cet article :Dominique Vaugeois, "Segalen
& l’esthétique, au prisme de ses écrits sur l’art :
entre critique & création", Acta Fabula, Editions,
rééditions, traductions, URL :
http://www.fabula.org/revue/document6552.php
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